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INSTRUCTION POPULAIRE

L'individu arrive nu, faible, désarmé dans la vie et dans la société. Généralement, l'animal acquiert rapidement les moyens de résistance aux éléments et d'adaptation sociale qui lui sont nécessaires pour vivre. Un pelage ou un plumage le préserve des intempéries. Une prompte formation de l'intelligence, guidée par la sûreté d'un instinct reçu dès le premier souffle de vie, lui fait trouver sa nourriture, le met en garde contre les dangers et lui permet d'apporter, dès qu'il est adulte, sa contribution normale à la prospérité du groupe. L'homme, lui, reste longtemps dans son état d'infériorité primitive. Il faut de longues années de soins assidus pour qu'il acquière une santé robuste ; il en faut encore de plus longues pour la formation de son esprit et l'acquisition des connaissances nécessaires à la vie. Cet état d'infériorité aurait vite amené la disparition de l'individu humain s'il était resté livré à lui-même ; la vie en société l'a sauvé, mais comment?

Michelet a constaté que la lenteur dans la formation est le cas des espèces supérieures. Ne nous targuons pas trop de cette supériorité de l'espèce, car ses conséquences sont trop funestes au point de vue social lorsqu'on considère comment la société sauve l'homme. Lui procure-t-elle toute la nourriture et tous les soins du corps dont il a besoin pour acquérir une santé robuste? Met-elle à la disposition de son esprit toutes les connaissances nécessaires pour lui faire trouver, par sa propre expérience jointe à celle des autres, le bien-être et la liberté auxquels il a droit? Non. Dans le plus grand nombre des cas, elle ne le sauve qu'à demi et seulement pour en faire un esclave de l'exploitation de l'homme par l'homme. Elle le sous-alimente pour l'entretenir dans une faiblesse physique constamment menacée de la maladie organisée socialement. Elle le sous-instruit pour le maintenir dans l'ignorance de son véritable bien. Elle ne lui permet de vivre que pour les autres, dans la misère physiologique, dans l'erreur intellectuelle, dans la détresse morale.

Plus l'espèce humaine a avancé en âge, plus elle a multiplié ses connaissances par ses observations et ses recherches, plus l'acquisition du savoir a été nécessaire à l'individu. La vie sociale est devenue de plus en plus difficile pour l'ignorant ; le temps n'est pas loin où elle lui sera tout à fait impossible. Aussi, l'ignorance a-t-elle toujours été le moyen supérieur de domination, et l'effort principal des gouvernements, on peut presque dire leur seul effort, a-t-il été de maintenir les hommes dans cette ignorance. Or, trop souvent, leur effort a été facilité par leurs victimes elles-mêmes, persuadées qu'elles n'avaient pas besoin de s'instruire, ne se rendant pas compte qu'un tel sentiment est chez l'individu un véritable crime contre lui-même et qu'il est pire que le suicide la vie à l'état de brute sans travail de la pensée et les servitudes qu'elle crée étant pires que la mort.

C'est par l'ignorance imposée ou volontaire que s'est formée la masse des « vagues humanités », des « espèces intérieures » comme disent ironiquement ses exploiteurs. C'est par elle que se maintient dans un moindre état de résistance physique, intellectuelle et morale le « matériel humain » des casernes, des lupanars, des usines et des champs de bataille où, disent les cyniques profiteurs de cet état de choses, « se régénère l'humanité! ... ».

Combien d'individus, dans l'immense troupeau humain, sont véritablement instruits dans l'art de vivre? Déjà, dans les premiers soins et dans l'éducation de l'enfant, l'espèce humaine se montre inférieure à la plupart des espèces animales qu'elle méprise si sottement. Trop souvent, un empirisme grossier préside à ces soins et à cette éducation, et des calculs sordides font confier l'enfant à des mercenaires. Plutarque a écrit: « Seule de toutes les espèces, l'espèce humaine ignore les tendresses désintéressées et n'aime que quand elle y trouve avantage ». Tous les animaux savent élever leurs enfants et il n'y a pas, chez eux, de « remplaçantes ». Plus tard, s'ils ont survécu à des soins imbéciles et à de mauvais traitements, combien d'hommes sont préparés à la lutte pour la vie, peuvent vivre par eux-mêmes sans le secours d'expédients plus ou moins funestes à leur santé, dégradants pour leur pensée et leur moralité?

L'homme doit s'instruire dans l'art de vivre comme dans son métier ; les idées générales lui sont aussi nécessaires que le savoir professionnel. La connaissance du métier crée la liberté du travailleur dans sa profession ; les idées générales le font libre devant les autres hommes : ce sont elles qui donnent le goût de la liberté et son morceau de pain. Si le travail mécanique est de plus en plus asservi, méprisé, c'est que le travailleur est de moins en moins instruit dans son métier et c'est aussi parce qu'il est moins préparé à la vie intellectuelle et morale. L'artisan, jadis, créait les chefs-d'œuvre. Ceux-ci perfectionnaient la vie de l'artisan en même temps que la vie générale. Le capitalisme a tué le chef-d'œuvre avec l'artisan ; il a souillé le travail en même temps que l'ouvrier en remplaçant celui-ci par le manœuvre sans connaissances spéciales qui perd, dans l'ignorance de la valeur professionnelle, le sentiment de sa valeur humaine, de sa dignité, de sa personnalité, pour se fondre dans l'anonymat de la bête de somme interchangeable. Le laboureur est satisfait devant ses sillons régulièrement tracés. Le forgeron est content de lui lorsque, sous son marteau, le fer a pris une forme agréable. L'écrivain a du bonheur devant sa page bien écrite. Celui qui peut apporter dans son travail un faire personnel, pour lequel il s'est instruit, en a une fierté et une joie qu'il communique aux autres. Il défend son travail comme le fruit de son effort et de son intel1igence et il se défend lui-même.

Il y a deux façons de tenir les hommes dans l'ignorance : en leur refusant toute instruction et en leur enseignant l'erreur (voir Ignorantisme). Tant qu'on a pu ne donner aux masses populaires aucune instruction, on l'a fait. Lorsque, sous la poussée irrésistible du progrès résultant de l'évolution naturelle, instinctive, vers le bien-être, on n’a plus pu pratiquer la complète ignorance, on a institué alors l'enseignement de l'erreur suivant les intérêts des puissants. L'autorité, imposée d'abord par la seule force brutale, s'est mise à argumenter, s'est fleurie de rhétorique. On a flatté la victime en paraissant s'adresser à sa raison ; on a abusé de sa crédulité au point de la convaincre que son exploitation était logique, naturelle, et qu'il n'y avait rien à y changer. La pauvre dupe résignée a dit avec ses maîtres : « Il y aura toujours des riches et des pauvres, comme il y aura toujours des voleurs et des volés et qu'il y aura toujours des guerres. Que deviendrions-nous s'il n'y avait plus de patrons pour nous faire travailler, de gendarmes pour nous garder, de soldats pour nous défendre…? » C'est cet enseignement de l'erreur qui fait admettre, entre autres mystifications, celle du « peuple souverain », mystification sinistre, car entre l'ignorance où était tenu l'esclave et la quasi-ignorance où demeure le prolétaire actuel, la différence n'est pas plus sensible qu'entre l'ilote sur qui le maître avait droit de vie et de mort et l'homme appelé « souverain » mais dont tous les droits sont de vivre pour un patron et de mourir pour une patrie.

La liberté des individus et le progrès des sociétés sont toujours en raison directe de leur instruction. Elle ne leur donne pas automatiquement le bien-être et la liberté, mais elle leur fournit les moyens de les acquérir. Ils le savent mieux que personne ceux qui ont systématisé l'ignorance pour maintenir leurs privilèges. Tout en s'instruisant le plus possible pour eux-mêmes, ces maîtres-fourbes déclarent : « L'instruction ne fait pas le bonheur - pas plus que l'argent qu'ils thésaurisent - au contraire, elle apporte souvent le malheur en répandant des connaissances malsaines, en excitant l'orgueil et l'ambition, en faisant des vicieux et des déclassés. Il n'est pas bon que le peuple sache trop de choses !... » Et l'humble foule bêlante répète comme un écho : « A quoi bon apprendre à lire et à écrire? ... Nos pères n'en savaient pas tant, ils ont vécu quand même. » - Ils ne cherchent pas à savoir comment ont vécu ces malheureux! - « Nos fils en sauront toujours assez ; ils feront comme nous !... » Voilà l'état d'esprit créé dans les cervelles populaires par l'ignorance et par l'erreur. On comprend, comme conséquence, pourquoi l'état social dispense si chichement l'instruction aux enfants des prolétaires, pourquoi il la leur donne si bourrée de préjugés et de mensonges conventionnels. Il faut faire d'eux de bons serviteurs et de fidèles chiens de garde.

L'instruction n'eut d'abord, dans l'antiquité, qu'un but sacerdotal. Chez tous les peuples où le gouvernement était religieux : Indous, Persans, Egyptiens, Hébreux, etc., les écoles étaient annexées aux sanctuaires et tenues par les prêtres.

A Athènes, où il n'y avait pas de culte national, on vit les premières écoles publiques étrangères à la religion. On y enseignait aux deux sexes la lecture, l'écriture et les arts. Cet enseignement public favorisa puissamment l'incomparable supériorité de la civilisation grecque sur toutes les autres de l'antiquité (Voir Art).

A Rome, l'instruction était essentiellement privée et donnée dans les familles par des esclaves pédagogues. Les premières écoles publiques ne s'ouvrirent que sous Vespasien (1er siècle). Elles furent l'exception à Rome tandis qu'elles se multiplièrent en Grèce, dans l'empire byzantin et chez les Arabes.

Il n’est pas certain qu'il y ait eu des écoles en Gaule, pendant la domination romaine. L'époque carolingienne vit la fondation de l'Ecole Palatine que Charlemagne développa. Cet empereur fonda en même temps d'autres écoles sous la première poussée de l'esprit laïque qui devait de plus en plus pénétrer dans l'enseignement malgré la résistance inlassable de l'Eglise. Celle-ci parvint à demeurer maîtresse de l'enseignement officiel ; la Révolution elle-même n'arriva pas à supprimer son joug et il fallut attendre la loi de 1882 pour que l'instruction laïque fut établie officiellement. Le peuple apprit alors à lire dans d'autres livres que l'histoire sainte et à connaitre une autre morale que celle du catéchisme. Les gens « bien pensants » s'en indignèrent et Tartufe protesta contre « l'immoralité de l'école sans Dieu!...» Ils n'avaient pas lieu pourtant de s'indigner si fort ; science et morale ne se différenciaient guère de celles d'avant. Mais si le « choléra laïque » succédait à la « peste religieuse », ce n'étaient plus eux qui faisaient la distribution.

Car nous devons constater qu'il n'y avait pas eu grand’chose de changé. La laïcité a fait faillite en ne faisant que transformer le mal au lieu de le supprimer. Elle a seulement changé les étiquettes des mensonges conventionnels toujours en cours ; elle a trop souvent accepté, au nom de l'Etat et de la Patrie, ce qu'elle avait rejeté venant du Roi et de Dieu.

Il y avait cependant d'excellentes intentions chez les promoteurs de la laïcité. Ils étaient animés d'un indéniable désir de progrès dans les intelligences, de liberté dans les esprits. Mais il eût fallu, pour réaliser ce progrès et cette liberté, transformer l'état social et ne pas permettre au vieux système d'exploitation humaine de trouver dans la laïcité de nouveaux moyens de puissance pour succéder à ceux de la religion. Il ne fallait pas mettre le vin nouveau dans de vieilles outres.

Il y avait tout de même un progrès. Si obscurantiste que demeure la laïcité officielle, elle est l'aboutissement d'un passé d'idées, de libres recherches, de révoltes de l'esprit qui neutralisent cet obscurantisme. Celui-ci, dans un dernier triomphe, amènera peut-être l'humanité à se détruire complètement dans une crise de folie guerrière comme celle que nous traversons, - ce sera alors l'ultime manifestation de son mysticisme -, mais il est impossible, si l'humanité continue à vivre, qu'elle puisse accepter laïquement cinquante nouveaux siècles d'oppression comme ceux qu'elle a subis religieusement. La route du progrès, qui « monte en lacets », comme l'a écrit Renan, va parfois s'égarer dans des profondeurs bien sombres ; elle revient infailliblement à la lumière et elle montera toujours tant que la flamme de l'esprit ne s'éteindra pas devant elle.

En dehors des profiteurs de la démocratie, naturellement satisfaits de l'état de chose, tout le monde reconnaît qu'elle n'a pas tenu ses promesses d'instruction populaire. Dès le lendemain de la guerre de 1870, les républicains avaient compris la nécessité d'organiser cette instruction et ils avaient déposé un projet de loi tendant à réaliser la laïcité, l'obligation et la gratuité de l'enseignement public. L'Eglise, encore toute-puissante, et qui régnait sur l'école par la loi Falloux, réussit à faire avorter le projet grâce à M. Jules Simon, ministre de l'Instruction publique. Ce ne fut qu'après une longue lutte, soutenue surtout devant l'opinion par Jean Macé, fondateur de la Ligue de l'Enseignement, et au Parlement par Jules Ferry, Paul Bert et Ferdinand Buisson, qu'on arriva à faire voter la loi de 1882. Quel était le but de Jean Macé, de la Ligue « Faire penser ceux qui ne pensent pas, faire agir ceux qui n'agissent pas, faire des électeurs et non pas des élections » ? On ne pouvait avoir un programme plus large pour accorder la démocratie avec une véritable humanité. Ce programme a-t-il été rempli et ce but a-t-il été atteint? La réponse est la même que celle posée par la Ligue des Droits de l'Homme à cette autre question : « Les droits de l’homme sont reconnus ; sont-ils appliqués? » Non.

Non seulement le but démocratique de l'instruction officielle n'est pas atteint, mais elle s'en éloigne de plus en plus. De plus en plus, la démocratie, corrompue par ses profiteurs et rétrogradant vers des méthodes arbitraires, s'efforce d'empêcher de penser ceux qui ne pensent pas et d'agir ceux qui n'agissent pas. De plus en plus, elle fait des élections au lieu de faire des électeurs. De plus en plus le « peuple souverain » demeure un troupeau inconscient, exploité par des maîtres indignes qu'il a la sottise de désigner lui-même.

L'obligation scolaire n'existe pas. Elle ne peut pas exister tant que l'Etat ne met pas à la disposition des familles tous les moyens matériels leur permettant d'envoyer leurs enfants à l'école. Elle ne peut exister quand à la ferme on a besoin de l'enfant pour garder les vaches ou les oies, quand dans le logis ouvrier on attend le salaire du petit apprenti et du jeune manœuvre pour nourrir la nombreuse nichée. L'obligation est inséparable de la gratuité qui n'existe pas davantage, car si on ne paie pas pour aller à l'école primaire, on ne peut s’y présenter sans chemise et sans chaussures ; on ne peut non plus y faire de bon travail si on a l'estomac vide ou si on est harassé dès le matin par les nombreux kilomètres qu'il a fallu parcourir, parfois sous la pluie ou la neige, pour venir en classe. Or, l'Etat ne trouve pas plus d'argent pour vêtir les enfants indigents et pour leur donner une bonne soupe à manger que pour ouvrir toutes les écoles nécessaires. Non seulement l'école est trop loin pour beaucoup d'enfants lorsqu'ils sont en état de s'y présenter dans une « tenue décente » et l'estomac sustenté, mais ils n'y trouvent souvent pas de place. De grandes villes n'ont pas assez d'écoles publiques, et le seul remède que trouve l'Etat est dans le conseil que donnent certains de ses fonctionnaires aux parents qui se plaignent : « Vous n'avez qu'à envoyer vos enfants chez les curés. Ils ont toujours de la place ! »

Dans le budget de 1926, on voyait figurer les services de la dette publique - conséquence de la guerre ... et de la victoire! - pour une dépense de plus de vingt milliards, et ceux de la guerre et de la marine pour plus de six milliards. A côté de ces dépenses, celles de l'instruction publique étaient de un milliard sept cents millions.

De 1921 à 1926, plus de cinq mille emplois d'instituteurs ont été supprimés. Les professeurs et les instituteurs sont les plus mal payés parmi les fonctionnaires, aussi leur recrutement est-il de plus en plus difficile. Les jeunes gens sont détournés des études par la médiocrité des carrières qu'elles leur ouvrent et le mépris où celles-ci sont tombées en un temps où il n'est de considération que pour les métiers d'argent. Les bourses nationales pour l'instruction secondaire dans les lycées sont diminuées tous les jours ; on en a rayé douze cents en 1924. Plus de secours aux enfants nécessiteux, plus d'indemnités de couches aux institutrices auxiliaires. La prétendue élite dirigeante n'est même pas capable de soutenir l'enseignement supérieur; sans les concours particuliers qui se manifestent en dehors de l'Etat, des Facultés devraient fermer leurs portes. On y supprime des chaires. Telle était la situation à la fin de 1925, d'après l'Œuvre du 17 décembre 1925. Comme conséquence, le ministre de l'Instruction publique signalait, dans une circulaire d'août 1926, l'insuffisance de l'instruction primaire des candidats à l'enseignement professionnel et écrivait : « Faute de connaissances élémentaires solides, un grand nombre d'adolescents glissent rapidement, au sortir de l'école primaire, vers une ignorance à peu près totale ». En 1927, le sixième de 1a population française ne sait pas, à la fois, lire et écrire. La France est, après la Russie, le grand Etat européen qui compte le plus d'illettrés ; mais elle a la plus belle armée du monde!...

L'Etat, qui ne fait pas son devoir pour que l'école publique réalise tout ce qu'elle doit donner au peuple, se fait non seulement le soutien bénévole des ennemis de cette école, mais encore les encourage par une véritable complicité. Toute une organisation d'ecclésiastiques de tous rangs, de militaires cléricaux et royalistes, de bedeaux, de dévots, de camelots du roi, de journalistes de robe courte, peut librement attaquer l'école publique, diffamer ses instituteurs, au besoin les affamer, sans que le gouvernement intervienne. Par contre, l'instituteur public est tenu à une stricte orthodoxie en ce qui concerne son enseignement ; il ne doit pas exprimer de jugements personnels et doit s'en tenir étroitement aux programmes officiels. Ses ennemis cléricaux installent même des mouchards dans sa classe pour le dénoncer et provoquer des sanctions contre lui. Il ne peut non plus avoir d'autres idées politiques que celles des gouvernants du jour. Il n'est pas le citoyen libre dans la démocratie libre. Il n'a aucun droit de critique. La liberté d'opinion n'existe que pour ses adversaires qui ont toute licence d'y ajouter la liberté de la diffamation. On voit ainsi à quelles scandaleuses persécutions les instituteurs publics sont exposés, et elles ne leur manquent pas lorsqu'ils ont le courage de défendre leur école et prétendent la maintenir au-dessus des partis.

Mais la question la plus grave est celle du caractère de l'instruction elle-même. Faire des électeurs serait peut-être bien si on les rendait capables de penser et d'agir par eux-mêmes pour se libérer des crédos officiels. L'égalité et la liberté de l'instruction n'existent pas plus que sa gratuité et son obligation, pas plus que la liberté et l'égalité des citoyens. De même qu'il y a toujours des prolétaires et des possédants, il y a l'école pour les petits de prolétaires et il y a le lycée, le collège, pour les fils des possédants. Il y a l'école populaire où l'instituteur tutoie familièrement et amicalement le petit paysan, le petit ouvrier, et il y a le lycée aristocratique où le professeur doit respectueusement appeler « messieurs » les jeunes dauphins de la République. Il y a la caserne scolaire où l'enfant doit surtout apprendre l'obéissance aux chefs, le respect des puissants, et il y a l'école spéciale où l'on apprend à commander aux « vagues humanités », aux « espèces inférieures », et à exploiter le «  matériel humain». L'école primaire donne au compte-gouttes juste ce qu'il faut d'alphabétisme pour que le travailleur s'intoxique lui-même, démocratiquement il est vrai, par la lecture des journaux ; elle lui apprend à peine ce qu'il faut d'écriture pour qu'il puisse tracer sur un bulletin de vote le nom d'un endormeur politicien. Le lycée gave de sottise aristocratique ceux qui seront appelés à faire des dirigeants, des maîtres, des puissants. Ils peuvent être des crétins, des caractères pervers, des malades, des fous ; on leur entonne quand même les matières du baccalauréat. Munis de cette « peau d'âne », ils sont sacrés membres de l'élite (voir ce mot), prennent place automatiquement parmi ceux qui commanderont à l'usine, à la caserne, au gouvernement, rendront la justice, feront les lois, mèneront les affaires publiques, dirigeront l'opinion, 1e goût, toutes les formes intellectuelles et morales de l'existence des millions d'invertébrés, de larves humaines qui n'ont pas de pensée personnelle et forment la « majorité compacte ».

La grande masse des enfants du prolétariat est réduite à la science de l'école primaire. Le certificat d'études est leur peau d'âne qu'ils encadrent et accrochent à côté de leur souvenir de première communion. Ils sont ensuite livrés, comme des bâtons flottants, au courant de la vie ; l'engrenage capitaliste les prend et ne les lâchera plus. Certains, privilégiés, peuvent faire des études appelées secondaires. L'Etat aide quelque peu, par des bourses, l'effort des parents quand ils sont de bons électeurs, des fonctionnaires fidèles. Le but de cet enseignement secondaire est de recruter cette classe-tampon d'agents d'autorité, d'intermédiaires entre les possédants et les prolétaires qui forment les « cadres » des techniciens, des spécialistes de l'année, de l'industrie, du commerce, des professions libérales et sont, à des échelons divers, directeurs, chefs de services, ingénieurs, conservateurs , officiers, magistrats, huissiers, avocats, médecins, professeurs, ou chefs de bureaux, contremaitres, greffiers, clercs, infirmiers, chefs de gares, gérants et concierges.

Le primaire supérieur et le secondaire fournissent la presque totalité des fonctionnaires. L'Etat, en les instruisant, ne cherche pas à développer leur intelligence ; il n'en veut faire que les instruments dociles de sa puissance. Il n'est pas de note plus désastreuse pour la carrière du fonctionnaire que celle signalant comme « trop intelligent » ; il vaudrait mieux pour lui être noté comme « complet abruti ».

L'organisation de l'instruction est comme celle de tous les rouages de la fausse démocratie que dirige la fausse élite. Elle ne cherche pas à donner à chacun toute l'instruction qui lui est nécessaire ; elle ne veut que perpétuer l'antagonisme des classes par le mensonge d'en haut et le mensonge d'en bas. En haut, elle fait des mégalomanes criminels, des jouisseurs, des faux savants, des égoïstes sans scrupules ; en bas elle fait des esclaves résignés qui ne doivent sortir de leur passivité que pour défendre les coffres-forts de leurs maîtres. Ce sont là, avoués ou non, les véritables buts de l'enseignement officiel laïque comme ils étaient ceux de l'enseignement officiel religieux. La preuve en est dans le tableau que nous offre l'état social, s'il n'est pas plus lamentable, si malgré tout la laïcité produit quelque chose de bon, c'est que, le plus souvent, l'instituteur et l'élève valent mieux que l'enseignement donné par le premier et reçu par le second. Au lieu de provoquer une émulation humaine, généreuse, pour des œuvres en progrès, de paix, de solidarité, d'art, de beauté, l'enseignement officiel entretient la stagnation dans la routine favorable aux privilégiés ou n’encourage que leurs entreprises égoïstes, trop souvent dégradantes et sanglantes.

De temps en temps, lorsque le régime perd pied ou qu'un souffle d'intelligence passe sur la démagogie courante, on propose par exemple de « relever le niveau des études » par un moyen plus ou moins empirique, comme « l'encouragement des humanités », ou de réaliser l'école unique. Il ne s'agit pas de faire des hommes mieux instruits dans le sens humain ni de donner le même enseignement à toutes les classes sociales ; il s'agit de recruter les éléments de remplacement d'une bourgeoisie épuisée par ses excès et de trouver dans le peuple ces rhéteurs-politiciens qui le trahiront. Il s'agit de renouveler l'équipe de ces bavards insanes qui savent montrer la même conviction bourdonnante pour la paix et pour la guerre, pour le bon et pour le pire, et mélanger dans la même admiration Rousseau et Bossuet, Robespierre et Bonaparte, Jaurès et M. Thiers.

La situation en matière d'instruction populaire est donc celle-ci :

La société ne donne pas aux travailleurs l'instruction qu'elle leur doit.

Elle ne les instruit que dans un esprit de classe, dans l'intérêt des privilégiés contre l'intérêt général.

Devant cette situation, une question s'est posée et reste toujours actuelle pour tous les travailleurs : celle de leur attitude en face de l'instruction officielle.

La solution serait facile si les travailleurs étaient capables d'organiser une autre instruction ; mais s'ils avaient cette capacité, ils auraient aussi celle de transformer l'état social. On sait qu'ils ne l'ont pas. Il ne reste donc qu'à voir le parti qu'ils peuvent tirer de l'instruction officielle au mieux de leurs intérêts. Or ici, nous constatons un état d'esprit aussi dangereux, sinon plus, que celui qui admet l'inutilité de l'instruction : c'est celui qui fait rejeter l'instruction officielle, la seule qui existe pour les travailleurs, sous prétexte qu'elle est pernicieuse.

La question a été posée en particulier à propos du projet de loi Buisson pour « l'égalité des enfants devant l'instruction », présenté en 1913. Depuis, elle est restée pendante. Le 17 janvier 1913, Harmel écrivait, dans la Bataille Syndicaliste : « Comment ne voit-on pas qu'un projet semblable ne peut jouer qu'au bénéfice de la bourgeoisie qui s'épuise dans la jouissance comme toutes les classes dominantes de l'histoire et qui a besoin, comme jadis celles-ci, de s'annexer des éléments pleins de vie et d'une force débordante? Le prolétariat serait dupe s'il mettait les meilleurs de ses fils à la disposition de l'Etat bourgeois ». James Guillaume disait, le 30 janvier : « En régime capitaliste, votre plan aboutirait à extraire du prolétariat ouvrier et agricole ses éléments les plus intelligents et à les faire entrer dans la classe dirigeante ». La conclusion logique serait donc que le prolétariat doit refuser pour ses enfants l'enseignement secondaire, voire supérieur, puisqu'on ne voit d'autre résultat à cet enseignement que l'entrée de ces enfants dans la classe dirigeante.

Nous sommes énergiquement contre une telle conclusion : d'abord, parce que nous ne voyons dans les arguments d'Harmel et de Guillaume qu'une hypothèse ; ensuite, parce que cette hypothèse renferme une double erreur, erreur de psychologie et erreur de fait. Que l'Etat, s'il réalise l'égalité des enfants devant l'instruction, ait pour but d'apporter de nouveaux éléments de vie et de force à la bourgeoisie, ce n'est pas douteux et nous venons de le démontrer. Qu'il y réussisse, c'est moins certain, car ça dépend de la classe ouvrière elle-même. Or, sans faire de la démagogie, nous prétendons que c'est lui faire injure, car c'est faire injure à l'être humain, d'affirmer que l'instruction à partir d'un certain degré, ne peut servir qu'aux ennemis du prolétariat. Il y a là la manifestation d'un « ouvriérisme » aveugle et sectaire, hostile à l'intellectualité, qui n'est qu'une forme de l'ignorantisme. Et il y a une double erreur, disons-nous. Erreur de psychologie, car la fidélité à des principes et à une classe n'est pas une question d'instruction, c'est une question de conscience. La classe ouvrière n'aurait-elle plus de conscience, comme le prétendent ses contempteurs? Autant dire qu'elle n'est composée que d'individus capables de la trahir. Erreur de fait, car il n'est nullement nécessaire d'être instruit, d'être un « intellectuel », pour faire un traître à la classe ouvrière. L'histoire, et particulièrement celle de la Grande Guerre, nous l'a surabondamment démontré. Combien de « manuels » illettrés, ou presque, ce qui est pire, ont fourni cette démonstration! La Bataille Syndicaliste elle-même ne fut-elle pas un des principaux organes de trahison ouvrière par sa collaboration à la guerre?

Ce n'est pas parmi les « intellectuels » que se recrutent les gendarmes, les agents de police, les gardiens de bagnes et de prisons, les mouchards d'ateliers, les « jaunes » et les « renards », les concierges et autres « chiens de garde » plus ou moins obscurs dévoués à la propriété et au pouvoir de leurs ennemis de classe. Ce recrutement n'est possible que par l'état d'ignorance des masses ouvrières, leur défaut de connaissance des questions sociales entrainant, chez un trop grand nombre, l'absence de conscience prolétarienne. Il est monstrueux de dire que l'instruction peut corrompre l'individu quel qu'il soit ; elle ne corrompt que celui qui est déjà corrompu, comme le soleil précipite la corruption de la charogne ; mais il rend plus vigoureux ce qui est vivant et sain. Ce n'est pas elle qui pouvait animer tous ces mauvais bergers qui ont poussé la classe ouvrière aux aventures guerrières ; ils sont demeurés aussi ignorants depuis qu'ils ont vendu la peau de leurs frères que lorsqu'ils étaient révolutionnaires. Par contre, la classe ouvrière ne trouvera jamais de guides plus éclairés que les hommes de haute culture qui ont une conscience, - un Elisée Reclus, un Tolstoï, un Romain Rolland -, et de compagnons plus sûrs, plus dévoués, que ceux qui, étant sortis d'elle, - un Michelet, un Perdiguier, un Vallès, un Varlin, un Pelloutier -, ne se sont instruits que pour mieux la servir. Des mains calleuses n'impliquent pas nécessairement la droiture et le dévouement. Un cerveau qui recherche la culture intellectuelle n'est pas forcément celui d'un traître et d'un exploiteur en puissance. Encore une fois, la Grande Guerre a été la Grande Expérience, et aujourd'hui, lorsqu'on voit la classe ouvrière plus divisée et plus exploitée que jamais par tant de faux intellectuels qui ont quitté l'atelier pour palabrer dans les assemblées dirigeantes et se sont élevés au-dessus d'elle non par l'instruction mais uniquement par leur absence de scrupules, on se demande à quoi l'expérience a servi.

Supposons, pour un instant, que les hommes ne se soient jamais instruits ou que l'instruction n'aurait pu en faire que des traîtres aux autres hommes. Comment se seraient formés tous ces êtres supérieurs, toute cette véritable élite, qui a guidé l'humanité dans tous les domaines de la pensée et du travail, lui a ouvert « la route qui monte en lacets » et qu'elle n'a cessé de suivre malgré tant de chutes qui l'ont précipitée dans les pires gouffres? Comment aurions-nous eu Confucius, Homère, Solon, Pythagore, Eschyle, Phidias, Socrate, Empédocle, Platon, Diogène, Praxitèle, Épicure, Archimède, Sénèque, Epictète, Bacon, Dante, Léonard de Vinci, Copernic, Michel Ange, Rabelais, Shakespeare, Galilée, Molière, Spinoza, Milton, Newton, Franklin, les réformateurs et les humanistes du XVIème siècle, les philosophes du XVIIème, les hommes de la Révolution, Lavoisier, Gœthe, Beethoven, Hugo, Bakounine, Marx, Wagner, Pasteur, Tolstoï, Edison, Reclus, Louise Michel, Ferrer, Jaurès, et des milliers d'autres célèbres ou obscurs?

On peut dire que jusqu'à la fin du XIXème siècle, tous les grands hommes qui se sont manifestés en France ont reçu, sauf de bien rares exceptions, un enseignement d'origine religieuse, l'instruction publique n'ayant été laïcisée qu'en 1882. Ils ont appris à lire sous l'œil de l'Eglise, comme nous apprenons à lire aujourd'hui sous le contrôle de l'Etat. Cela n'a pas empêché ceux qui avaient une intelligence hors du troupeau, hardie, novatrice, révolutionnaire, de se manifester. Où en serions-nous sans cela?

Alors qu'il grattait encore la terre avec ses ongles, qu'il n'avait pour armes qu'un bâton ou des pierres, l'homme avait déjà besoin d'apprendre, de savoir toujours plus, de développer et de communiquer sa pensée par les moyens les plus étendus. D'où qu'elle vînt et quelle qu'elle fût, il l'accueillit avec curiosité, avec avidité, et jamais il ne fit son bonheur de l'ignorance, même d'une science dont il aurait eu à souffrir parce qu'il en serait fait contre lui un mauvais usage. Aurait-il dû ne pas découvrir la machine parce qu'elle servirait à aggraver sa servitude économique au lieu de se libérer? Devait-il se dresser contre l'aviation parce qu'elle n'a servi jusqu'ici qu'à l'assassinat de populations sans défense hors des champs de bataille? Non. Il doit vouloir que la machine serve à ses véritables fins, l'économie de ses forces, et que l'aviation ne soit plus qu'un instrument de paix. De même il doit s'instruire dans toutes les formes de l'activité humaine en se donnant pour but de les faire servir à son propre bien et au bien de tous.

Malgré tous les obstacles, l'humanité progresse parce qu'elle s'instruit, même mal. L'instruction est une fenêtre qui s'ouvre sur la vie. Sous prétexte que l'Etat fait cette fenêtre trop étroite, qu'il ne l'ouvre que sur un ciel noir et n'y laisse passer qu'un air malsain, devons-­ nous murer la fenêtre et nous condamner nous-mêmes aux ténèbres et à l'asphyxie du tombeau? Ce serait faire le geste stupide d'un homme borgne qui se crèverait le seul œil qu'il possède parce qu'il y verrait insuffisamment.

Puisque nous ne savons ou ne pouvons pas nous instruire nous-mêmes, sachons nous servir de l'instruction que nous offre l'Etat. Pour cela, efforçons-nous de corriger cette instruction et appliquons-nous à la faire servir contre les mauvais desseins de ceux qui nous la donnent. Tous les hommes instruits ne sont pas de grands caractères et de belles consciences ; nous le voyons, hélas, tous les jours. Le grand savant Erasme fut un lâche et un misérable lorsqu'il livra aux autorités son ami Ulrich von Hutten proscrit et réfugié chez lui. Mais tous les grands caractères et les belles consciences n'ont été utiles à l'humanité que dans la mesure et l'emploi de leurs connaissances. « Science sans conscience est la perte de l'âme », a dit Rabelais. Sachons posséder les deux et nous pourrons alors être de véritables hommes, vivre utilement pour nous et pour les autres.

Quand les curés étaient les maîtres de l'école, il valait mieux apprendre à lire dans leur catéchisme que ne pas apprendre du tout. Quand l'Etat est le maître de l'école, il vaut mieux s'instruire dans les manuels de M. Lavisse et autres Loriquets laïques que tout ignorer. C'est à nous à choisir le bon grain et à rejeter celui qui est avarié.

Malgré les curés, l’homme a appris que la Terre n'était pas plate et que tout l'Univers ne tournait pas autour du Soleil. Malgré l'Etat meurtrier, spoliateur et fournisseur de méchante science, il apprendra la vraie science qui conduit à une fraternelle communion des hommes. Personne ne doit s'exclure volontairement de cette communion, personne ne doit refuser sa part d'effort pour la faire toujours plus large et plus belle.

La formule de l'antiquité était : Panem et circenses, du pain et les jeux du cirque pour abrutir les esclaves. La nôtre doit être celle d'Elisée Reclus : le pain et l'instruction. Le pain pour le corps, l'instruction pour l'esprit, les deux pour former l'homme normal qui réalisera une humanité toujours plus harmonieuse dans le bien-être et dans la liberté.



- Edouard ROTHEN